lacets tatoués sur pieds nus

Sizif et les lacets

Voici le premier article d’une série que j’envisage de consacrer, une ou deux fois par mois, aux actes quotidiens. Ceux que l’on fait sans même y penser, et qui pourtant peuvent revêtir une signification, devenir une source de réflexions, de soucis ou de joies, d’angoisses ou de rires.

Sizif se brosse les dents, Sizif tire la chasse, Sizif sort de son lit, Sizif monte l’escalier, Sizif se cure le nez, regarde son reflet dans un miroir, se coiffe, se recoiffe, se douche, Sizif chantonne sous sa douche, fait son lit, coupe sa nourriture dans son assiette, et tant d’autres encore…

AUJOURD’HUI : LACER SES CHAUSSURES :

Lacets pour pieds nus
Lacets pour pieds nus

Il y a quelques jours, en sortant de la douche, vlan, Sizif glisse une fraction de seconde, aïe ! Il se rétablit de justesse lorsqu’une douleur lui vrille les reins. Merde, putain, chiotte.

Rien d’important, rien d’insupportable. Simplement, jusqu’à aujourd’hui, cela lui est devenu pénible de se baisser, de s’asseoir et de se lever. Donc de lacer ses chaussures.Ce geste banal, que l’on effectue sans y prêter vraiment attention, au minimum deux fois par jour lui demandait soudain un effort.

Cette manipulation, apparemment anodine, requiert pourtant une dextérité et une coordination remarquables, d’autant plus délicates lorsque les lacets sont courts et fins. Une relative souplesse dorsale comme des membres inférieurs est également nécessaire.

La preuve en est, songea-t-il : seul l’être humain pratique cette activité. Aucune autre espèce animale ne noue ses lacets. Quelques cas exceptionnels ont été signalés, de pieuvres qui s’emmêlaient les tentacules, par tempête ou par panique, mais en aucun cas elles ne les nouaient volontairement en une boucle harmonieuse. Nous pouvons donc affirmer que cette invention et le mouvement complexe qui en découle différencient plus surement l’homme de la bête que la conscience, le verbe ou le rire. Quadrumanes, quadrupèdes, ongulés, échassiers (et pourtant de jolies bottes à haut-talons leur iraient à merveille), insectes (le mille-pattes est pardonné), cétacés, poissons ou volatiles de toutes sortes ne s’y sont même jamais essayés. Et ce ne sont pas à fortiori les serpents qui me démontreront le contraire. Pourtant on fait d’excellentes chaussures en peau de reptiles, d’une souplesse et d’une qualité indiscutables. Ils n’ont donc aucune excuse valable. Oui, Sizif peut se montrer incisif.

Lacer ses chaussuresPuis tout en maudissant ce carrelage glissant, penché sur ses chaussures, ses ruminations se sont tournées vers son fils, qui se trouve depuis plus de vingt ans dans l’incapacité de nouer ses lacets. Or, trouver de bonnes chaussures montantes pour adultes, qui tiennent la cheville, à scratch ou à fermeture éclair, relève du parcours du combattant.

L’image de ses parents a ensuite traversé son esprit, eux qui, les dernières années de leur vie, achetaient des mocassins, avec ou sans gland, d’une taille trop grande pour pouvoir les enfiler sans souffrir à l’aide d’un chausse-pied à long manche, en imitation corne ou en métal doré, dont l’un avait une main grattoir à l’autre extrémité pour atteindre le creux des omoplates, lieu des pires démangeaisons.

Sizif passa en revue tous ceux qui aimeraient pouvoir réaliser ce mouvement quotidien et qui en étaient privés pour différentes raisons. Handicap moteur ou mental, maladies neuro-dégénératives, amputation des bras ou des jambes. Sans négliger la raison économique : il faut encore pouvoir se payer une paire de chaussures pour avoir le loisir de les lacer.

Alors il s’est appliqué, en cessant de geindre sur son sort, en dépit de ses douleurs lombaires, pour faire deux jolies boucles à chaque pied. Demain, il changera ses lacet beiges pour des multicolores. Oui, Sizif peut se montrer décisif.

La prochaine fois, je ne vous parlerai pas du nœud de cravate. Sizif a posé son veto. Il n’a porté une cravate qu’une douzaine de fois tout au plus dans sa vie. Son orientation professionnelle s’est d’ailleurs déterminée en partie en fonction de ce critère. Faudra-t-il ou non mettre cet accessoire vestimentaire grotesque qui l’étrangle ? Ce lambeau de tissu, hideux le plus souvent, qui pend comme un appendice caudal lamentable et pointe vers le bas, inutile qui plus est, contrairement au lacet.

En guise de conclusion, voici un beau cadeau de Solveig Von Kleist, dont j’ai évoqué notre rencontre et son travail d’artiste dans un article précédent (cliquez sur ce lien : « mine de rien, l’art du tout« ). Elle a réalisé ce GIF ci-dessous, illustrant le mythe de Sisyphe… qui peut tout aussi bien illustrer ces gestes inlassables que l’on recommence chaque jour, et qui selon notre état physique ou mental, peuvent apparaître comme un supplice presque insurmontable… ou comme un plaisir renouvelable à volonté.

Il est ainsi, Sizif.

Gif créé par Solveig Von Kleist
Sisyphus, Gif créé par Solveig Von Kleist.

« Il faut imaginer Sisyphe heureux ». Albert Camus

Lien direct vers le second épisode, « Sizif se brosse les dents »

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Publié par

Francis Palluau

Scénariste, auteur, réalisateur, professeur, consultant touriste sédentaire.

48 réflexions au sujet de “Sizif et les lacets”

  1. Sans compter, qu’en plus de se baisser, il faut aussi faire un nœud simple, pour bloquer le lacet, et ensuite, une deuxième boucle, voire une troisième pour consolider la deuxième. Et je ne parle pas de l’imperméabilisation et du cirage de ladite godasse. C’est quelque chose ! D’autant qu’on ne dira jamais assez que les pieds nous portent et nous supportent et qu’il convient de ne rien négliger, donc. Quel boulot. Rien que d’y penser me fait transpirer, sec !

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  2. Non mais quand même… j’comprends pas que personne l’ait demandé : à qui le pied? J’imaginerai donc que c’est le vôtre m’sieur Palluau, et non que j’m’y connaisse particulièrement en pieds… mais j’ dirais qu’il est plutôt… disons… réussi! Parle ici quelqu’une qui a un complexe de pied droit, ses trois orteils du milieu étant de la même longueur… l’angle des vôtres est bien trop parfait…
    Mais trêve de pieds… sachez bien m’sieur que je lirai les autres gestes avec plaisir… c’est toujours bon pour le coco ces petites lumières jetées sur les des p’tits riens du quotidien…

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  3. Merci Francis,
    ça fait du bien de commencer la semaine avec un gros rire!
    Je connais moi aussi le chausse-pied à long manche (mais sans grattoir!)
    Je joins le club des Sizifettes, et je t’enverrai la suite du gif!
    Bonne semaine qui commence avec du Soleil et la bonne humeur!
    Solweig

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  4. Vive les aventures de Sizif, je me sens déjà une inconditionnelle.
    Un peu de qi gong ne ferait pas de mal à Sizif pour réparer son dos. Quelques étirements bien sentis et le tour de rein est déjoué.
    Non non pas de cravate, d’ailleurs formons un comité contre les cravates, je ne les supporte que sur les femmes, et encore faut-il que.
    Le gif de S. von K. est très mignon, celui de la chaussure lacée est très sympa, et sans doute pas facile à faire.
    On peut revenir ? remettre un commentaire ? faire aussi son sizif ?

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      1. Merci pour ces aventures de Sizif : même s’il est difficile de l’imaginer heureux quand il a mal au dos, il m’a bien fait rigoler, et j’attends la suite de ses réflexions avec impatience !
        Laura

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        1. Merci Laura, ta visite me fait très plaisir ! Pour Sizif, il n’est pas toujours heureux non plus, mais il s’y efforce…
          Quand tu auras le temps, tu pourras jeter un œil sur deux anciens articles qui provoqueront je le pense quelques échos en toi : « Sèche-limbes » et « la toupie vivante »

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