traces de pas mouillées carrelage

Sizif sous la douche

Il y a les partisans de la baignoire et les aficionados de la douche. Sans pousser le vice jusqu’à s’y vider de son sang sous les coups d’une Charlotte ou à la manière de Psychose, les avis peuvent être tranchés.

Psychose of the Paradise, un film de Alfred de Palma
PSYCHOSE OF THE PARADISE,
un film de Alfred de Palma

Les amateurs de bains le sont en général par volupté, paresse ou régression pré-natale, les autres par souci d’hygiène, d’efficacité ou pour se croire dans « Singing in the rain ». A moins que les seconds ne possèdent pas de baignoire et les premiers de pare-douche. Il y a aussi une troisième catégorie, ceux qui ne prennent ni l’une ni l’autre, ou très rarement, par éthique, négligence ou simplement par dénuement, faute de domicile. La morale est aussi une histoire d’eau.

Sizif prend sa douchePar exemple, le farouche défenseur de la planète voit dans chaque goutte d’eau dilapidée une offense aux ressources de mère nature. Les plus extrémistes peuvent se révéler parcimonieux, jusqu’à préférer la toilette au lavabo, voire à la cuvette. L’ado aussi, qui dégage autant d’hormones suspectes que d’hostilité à toutes formes d’obligations, voit dans le savon et l’eau une conspiration de la société à l’égard de son intégrité corporelle, conspiration contre laquelle sa transpiration, ses cheveux gras et la macération de ses aisselles forment un bouclier odoriférant répulsif.

Il y a encore les différences de fréquences, qui peuvent varier de trois ou plus par jour pour les phobiques de l’acarien, les méticuleux du squame, à un nettoyage plus ou moins mensuel pour les adeptes du retour à la vie sauvage.

Sizif, lui, entre dans la catégorie des pratiquants de la douche quotidienne, de préférence après le travail. N’ayant pas de baignoire, cela  lui évite d’avoir à choisir, ce qui convient parfaitement à sa nature. Il prend ce qui se présente à lui.

Ça lui suffit souvent, Sizif.

Il se souvient qu’il n’y a pas si longtemps, aussi incroyable que cela puisse paraître, on prenait sa douche dans la cuisine, voire à la pompe à eau dans la cour comme son grand-père. Les salles de bains étaient un luxe réservé à une élite. Son premier appartement, lorsque Sizif n’était encore qu’un apprenti déménageur, possédait un cabinet de toilettes. C’est à dire une sorte de placard sans fenêtre de deux mètre pas vraiment carré, avec un trou à la turc, au dessus duquel avait été installé un pommeau de douche. On recouvrait simplement le trou d’un caillebotis le temps de se laver.

miroir douche SizifUne fois nu, il franchit la frontière de la cabine en frissonnant. Après avoir réglé la température, plutôt fraiche, et le débit, plutôt vif, du mitigeur, Sizif pousse la chansonnette et pisse. Rituel bienfaisant et salvateur. Son répertoire varie au gré de son inspiration, de la chanson paillarde à la comptine, du refrain frénétique à la mélopée suave des crooners, en passant par le coup de blues ou de hanche ponctuant un standard de soul ou de funk. Sa voix résonne et prend de l’ampleur, il chante à tue-tête ou en sourdine, se prend pour Tom Waits ou les Rita Mitsouko. Il entonne « Sex machine », gémit « La complainte du phoque en Alaska », soupire « Avec le temps », et les massacre tous sans relâche ni remord.

Alors, il se shampouine sans chipoter, se savonne sans sourciller, s’astique sans tiquer, se rince sans se presser. Moment de grâce sous le ruissellement tiède. Ça lui arrive même de bander.

Sizif s’essuie ensuite à la serviette rêche et sort sec de la douche, archi sec.

Le fait de repenser à son grand-père maternel, qu’il aimait beaucoup, entraîne parfois son esprit vers l’origine de son nom. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle il serait le diminutif du personnage mythique Sizyphe ou Sizyphus, son patronyme a pour origine le Château d’If, dans la rade de Marseille. Son plus lointain ancêtre répertorié, au seizième siècle, était le fruit des amours clandestines d’une cuisinière et d’un prisonnier qui s’évada peu après, dont la légende familiale raconte qu’il s’agissait d’un certain Edmond Dantes.

Sizif gravé
Mur du château d’If, aux pierres gravées par des prisonniers, sur l’une desquelles l’ancêtre de Sizif à apposer son nom au seizième siècle.

Le premier de ses aïeux grandit donc sans être reconnu, pris en charge par administration pénitentiaire, qui, avec l’imagination débordante qu’on lui connait, l’appela Sis If, contraction de Sis à If, résidant à IF, qui devint Sizif. Il fut d’ailleurs geôlier et ne quitta l’île pénitentiaire qui l’avait vu naitre, grandir, épouser une lingère, devenir père et grand père, que les pieds devant. Il reste de son passage son nom gravé sur la pierre, mêlé à ceux des prisonniers… qui ne devaient pas souvent se laver.

Ça lui permet de se rappeler d’où il vient en sortant de la douche. Et combien il a de la chance.

Il est ainsi, Sizif.

copyright« Il faut imaginer Sisyphe heureux » Albert Camus

Mais pas Suzon, sa femme, quand il laisse trainer des cheveux dans le bac à douche…

Épisodes précédents :

3-Sizif dans l’escalier

2-Sizif se brosse les dents

1-Sizif et les lacets

Publié par

Francis Palluau

Scénariste, auteur, réalisateur, professeur, consultant touriste sédentaire.

46 réflexions au sujet de “Sizif sous la douche”

  1. Très chouette ce dernier Sizif, (vidéo hilarante!).
    Je crois que mon frère a connu une installation sanitaire très ressemblante à celle de Sizif; Un caillebotis sur un chiotte turc avec autour, des murs tout rouges!…
    J’avais aussi la chanson des Rita-Sparks en tête en lisant ton texte, sans doute à cause de la belle énergie commune! Et il m’a ramené à mon enfance, vacances de Pâques Bretonnes chez ma grand-mère, un champoing à la pompe dans la cour et le coup de masse glacial sur la nuque sitôt amorcée la-dite pompe, élégante, en fonte, peinte en vert foncé et dont je sens encore la poignée, sa bonne préhension et la résistance de l’eau au moment de l’amorçage. Les poules trottaient autour, parfois l’une d’elles avait droit au billot et c’était la hâche de ma « mam’goz » qu’elle sentait s’abattre sur sa nuque, lourde, nette, précise, froide, indolore…?
    Merci pour tout Francis!

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  2. Bravo Francis ! Je me régale autant à lire les aventures de Sizif que les commentaires qu’elles suscitent. Sizif s’enrichit de toutes les remarques de tes lecteurs, je trouve. Mais surtout parce que chacune de ses aventures est pleine de malice.

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    1. Merci Jérôme, tout à fait d’accord sur les commentaires et les confidences qui en découlent. Ils donnent de l’épaisseur et de la chaleur à cette série sur les actes quotidiens, ceux que l’on vit tous et auxquels on n’accorde pas toujours un intérêt. Et cela prend tout son sens dans le cadre d’un blog avec cette possibilité d’échanges.

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  3. Sizif sous la douche est un Sizif qui m’aura tiré plus de sourires encore que les autres… un Sizif généreux, qui n’a pas peur de dire les choses, et qui se plait au moins autant sinon plus que jamais à les dire… rendant la lecture de ses moments de vie (les moments de Sizif, bien sûr, et personne d’autre) encore plus délectable.
    Et cette vidéo… je vais tenter de louer le film, ça m’a l’air hilarant et j’aime beaucoup cet acteur,
    Et puis voilà qu’il me vient l’envie de partager quelque chose que je ne dirai toutefois qu’à vous, car c’est très privé. Moi, le matin, c’est la douche avant toute chose, comme l’est pour d’autres le café (que je prends, soit dit en passant, très peu de temps après). Donc, très chaude pour commencer, et très froide pour finir. Alors laissez-moi vous dire que l’hiver, quand les aqueducs ne transportent que de l’eau glaçonnée, ça réveille…
    Mais j’insiste… je vous permets d’en parler à Sizif, et c’est tout.

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    1. Ce film est à voir, ce n’est pas un chef d’œuvre mais un très bon « feel good movie » avec quelques séquences vraiment drôles. Quant à votre confidence, Sizif en sera flatté, c’est certain, et comme il sait que vous chantez très bien en plus…

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  4. ah la chanson de love actually sous la douche……….mmmmmmmmm……incomparable pour moi! (même si je ne vois pas bien pourquoi elle suit l’évocation de tant d’autres si diffférentes, hihihi)
    beaucoup de souvenirs d’enfance remontent grâce à ton texte, francis! 🙂

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  5. Je l’ai vu une bonne dizaine de fois et j’ai passé le virus à mon fils. Je connaissais toutes les chansons par coeur, elles se chantaient bien sous la douche . A cette époque je me la jouais pas mal Jessica Harper.

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          1. Quoique mon mari en avait un peu assez, il voulait que je chante le ‘ptit quinquin qui est un peu plus ch’ti. Mais quand je suis lancée… J’ai toujours le vinyle de Phantom of the Paradise. J’ai pas mal de disques de musique de films, j’achetais souvent les musiques des films qui me plaisaient.. Je retournais voir les films pour graver dans ma mémoire les scènes sur la musique que j’entendais et revoir le film dans ma tête après. Toujours été un peu follette.

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  6. Vivifiant, revigorant et rafraichissant ! Les aventures du Sis If sont sans conteste à consommer sans modération. Je rajoute que chez ma grand-mère, c’était le baquet d’eau une fois par semaine et qui servait pour mes sœurs et moi, la dernière sortant sans doute moins récurée que la première. De la douche au comte de Monte Christo, il y a là un grand écart digne d’une étoile de l’opéra et moi, la danse, j’adore !

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  7. Mon commentaire étant parti avec l’eau du bain, je recommence. Excellentissime, cet article, ce qui en fait pour le moment mon sizif préféré. Ce mixte de Psychose et de Phantom of the paradise, qui fut dans mes jeunes années mon film préféré, est fort bien trouvé. Du coup j’ai envie de pousser la chansonnette, « we’ll remember you forever Sizif… ». D’un bout à l’autre, tu m’as bien fait rire, cré moué.
    (Si l’autre commentaire etait tout de meme arrivé, tu choisis entre les deux)

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  8. Ayant la chance d’avoir vécu la toilette à la pompe, je dois dire que sa froideur ne m’a laissé qu’une chaude pensée sur le sens philosophique de l’eau courante…Qu’importe l’option préférée, baignoire ou douche, je retiens juste que quel qu’il soit, plus l’homme en use, plus il est sale…

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