Gelée Royale

Camille essai prune
Camille, lors d’un essai vidéo pour « Gelée Royale ».

J’évoque très rarement mon activité de scénariste-réalisateur sur ce blog, créé justement pour partager mes autres centres d’intérêts, comme une sorte de bistrot ou l’on vient perdre un moment pour parler de tout et de rien. La dernière fois je crois, c’était « Une famille normale« . En début de semaine, j’ai dirigé un court séminaire de scénario de comédie dans une école de cinéma (3IS) et je me suis replongé dans plusieurs de mes scripts, dont les droits furent achetés sans qu’ils n’aient pour autant vu le jour dans les salles obscures. Je me suis alors dit qu’il serait peut être intéressant pour mes lecteurs cinéphiles, étudiants ou non, d’en découvrir des extraits.

Voici donc un premier exemple, une séquence d’un scénario, Gelée Royale, que j’ai écrit il y a quelques années déjà. Produit par les films A4 (la maison de production de Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri), je devais le réaliser, avec Agnès Jaoui et l’auteure chanteuse compositrice Camille dans les deux rôles féminins principaux. Hélas, nous avons du renoncer à le tourner, à trois mois du tournage, faute de distributeur en partie, après plus d’un an de travail et de démarche. Ce fut un déchirement mais ce sont les aléas de ce métier. Je garde pourtant un souvenir attendri, teinté de regrets bien sur, de cette aventure comme de ce scénario, le premier qui n’était pas une pure comédie pour moi. Il m’a du moins permis de rencontrer des producteurs courageux, exigeants et respectueux, ainsi qu’une belle et forte personnalité à la hauteur de l’artiste talentueuse que j’appréciais déjà, Camille.

C’est une comédie dramatique sur un sujet délicat, trop brulant sans doute, pour réunir le budget, pourtant très raisonnable, nécessaire. Le récit suivait le parcours d’une jeune femme, d’un milieu social modeste, dans une situation très précaire, qui se résout à vendre le bébé qu’elle porte à un couple qui ne peut en avoir. Mon intention était de rester proche des personnages, de les saisir au plus juste, sans édulcorer ni forcer le trait, sur un ton à la fois léger et grave, comme la vie mêle souvent le rire aux larmes, et la cruauté à l’espérance.

L’idée m’était venue en découvrant un fait divers de ce genre et des articles traitant de ce sujet sur Internet.

(Camille devait jouer le personnage de Prune et Agnès Jaoui celui de… Camille.)

12- EXT. JOUR. AUTOROUTE, AIRE DE REPOS.

La BMW se range sur le parking en face de l’accès aux toilettes.

Le couple en sort et se dirige, en se tenant la main, vers une table de pique-nique aménagée avec deux bancs en bois.

Ils jettent discrètement des regards autour d’eux, tentant de repérer quelqu’un. Il n’y a pas grand monde. Une famille, deux hommes seuls.

Camille semble plus nerveuse que son mari.
Soudain, elle se retourne vers la voiture.
Elle a manifestement oublié quelque chose à l’intérieur.

Hugo déclenche l’ouverture des portes avec sa télécommande tandis qu’elle retourne au véhicule pour y prendre un grand lapin en peluche bleue sur la banquette arrière.

Cachée derrière un coin de mur du bâtiment des toilettes, Prune les observe. Elle hésite, enfourche sa mobylette pour repartir, puis y renonce.

Elle repose sa mobylette et avance vers le couple, casque en main. Ils la remarquent et vont à sa rencontre.

PRUNE :
Salut, je suis Prune.
(Regardant le lapin en peluche)
C’est bien vous que j’ai appelé ?

HUGO :
Avec ça, c’est difficile de se tromper. Enchanté…

Ils se serrent la main.

HUGO :
Je m’appelle Hugo et voici Camille, ma femme.

CAMILLE :
Bonjour.

Un temps de silence. Ils se dévisagent.

Camille montre le grand lapin qui l’encombre.

CAMILLE :
Je peux peut-être le remettre dans la voiture à présent, hum ?

Elle se presse jusqu’à la voiture pour le ranger.

PRUNE :
Alors vous pouvez pas avoir d’enfants?

Hugo sourit à Prune.

HUGO :
Et vous, vous êtes enceinte.

PRUNE :
Six semaines à peu près, d’après le toubib.

HUGO :
Seulement vous n’en voulez pas. Du moins, c’est ce que vous m’avez dit au téléphone. Vous n’avez toujours pas changé d’avis ?

PRUNE :
Je serais pas là sinon.

HUGO :
Bien sûr, seulement vous auriez pu choisir une autre solution, un autre moyen si vous n’en vouliez pas…

Il s’interrompt, attend sa femme qui revient et poursuit.

HUGO :
Excusez-moi de vous parler un peu brutalement, mais si on s’engage, j’ai besoin de savoir à qui j’ai affaire, vous comprenez.

PRUNE :
Y a pas de mal.Vous voulez savoir pourquoi j’avorte pas plutôt ?

Elle les regarde, prend une cigarette et l’allume.

PRUNE :
J’ai pas besoin de bébé en ce moment, mais j’ai besoin d’argent. Avorter, ça me rapporte quoi ? Je veux dire, à part que…

HUGO :
Je vous remercie de votre franchise. Dans ce cas, ça ne devrait plus être un problème.

CAMILLE :
Si on s’asseyait un moment ?

Elle leur indique un banc près d’une table. Prune acquiesce.

PRUNE :
Et vous, pourquoi vous adoptez pas un gosse ? Y en a plein, des pauvres mômes sans famille, surtout à l’étranger. Ou alors vous pourriez trouver quelqu’un comme moi dans un autre pays, là ou c’est autorisé…

HUGO :
Nous y avons songé, mais c’est soit trop compliqué, soit trop cher pour nous, soit trop aléatoire. Comme ça, c’est plus simple, plus direct. Moins y a de gens au courant…

Ils s’asseyent.

PRUNE :
… Alors comment on fait maintenant ?

HUGO :
Il me faudrait d’abord un certificat de santé vous concernant, vous et votre conjoint… Ou du moins le père biologique.

PRUNE :
C’est le même.

HUGO :
Tant mieux. Il nous faut un bilan, vous voyez.

PRUNE :
Comme quoi on se drogue pas et on a pas le sida, c’est ça ?

Camille va pour parler, mais son mari l’interrompt d’un geste.

HUGO :
Entre autres, oui. C’est compréhensible, vous ne trouvez pas ?

PRUNE :
Aucun problème.

HUGO :
Parfait.
(Il se détend)
Pour le reste, il suffit de nous mettre d’accord sur… La somme et ses modalités.

PRUNE :
Et comment ça se passe après ?

HUGO :
Vous voulez dire l’accouchement ?

PRUNE :
Je le fais, je vous le donne et c’est tout ?

HUGO :
Il vaudrait mieux accoucher chez nous, c’est l’affaire de deux jours. Pour accréditer le fait que c’est ma femme qui accouche. Je connais une sage-femme, près de Lyon où nous habitons, qui est d’accord. Nous déclarerons l’enfant le jour suivant.

CAMILLE :
Ne vous en faites pas pour lui, nous ferons tout pour qu’il soit heureux et qu’il ait une bonne éducation.

PRUNE :
Quinze mille Euros.

Le couple se regarde.

PRUNE :
La moitié maintenant, le reste à la fin.

HUGO :
C’est… C’est au-dessus des tarifs pratiqués, ceux que j’ai pu trouver sur Internet.

PRUNE :
Ah oui ? C’est combien d’habitude ?

HUGO :
Dix mille. Plus les frais liés à la grossesse. Du moins les frais qui dépassent les remboursements de la sécurité sociale et de votre mutuelle.

PRUNE :
J’ai pas de mutuelle. Et pour la sécu, je sais même pas si j’aurais droit aux congés maternités. J’ai pas vraiment de boulot fixe.

CAMILLE :
Dans ce cas, nous les prendrons à notre charge. N’est-ce pas Hugo ?

HUGO :
Dans ce cas, évidemment…

On sent que l’idée ne l’emballe pas.

PRUNE :
Quand même, je pensais plus. Pour un bébé, c’est pas cher. Faut que je réfléchisse.

CAMILLE :
C’est bien naturel. Prenez votre temps. Vous savez où nous joindre.

Elle va pour se lever. Hugo lui lance un regard.

HUGO :
Bon, disons dix mille, plus cinq mille si c’est un garçon. Je préférerais un garçon. D’accord ?

PRUNE :
Cinq mille maintenant ? En liquide ?

HUGO :
Ma femme vous les apportera dès que vous aurez les certificats médicaux.

Camille fin essai

Capture d’écran 2016-01-02 à 21.10.07

Quelques tableaux de Gabriel Orozco, exposé dans le château de Chaumont sur Loire, vous attendent également sur la page « moments secrets« . Il vous suffit de taper comme mot de passe sur l’accueil de cette page « protégée » la somme que Prune demande au couple, en toutes lettres sans espace ni majuscule.

Publié par

Francis Palluau

Scénariste, auteur, réalisateur, professeur, consultant touriste sédentaire.

58 réflexions au sujet de “Gelée Royale”

  1. On est vraiment dedans. On ressent les tensions propres à chaque personnage, l’hésitation de Prune, les précautions de Camille, les préoccupations pécunières et de « genre » d’Hugo…
    C’est prenant, j’aimerais lire toute l’histoire!

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  2. oh mais j’étais partie à chaumont sans laisser mon impression! (m’en suis aperçue en montrant ton article à mon mari)
    nous sommes fan de bacri-jaoui (qu’on n’arrive pas à séparer) et il est certain que nous aurions eu plaisir à aller voir ce film d’autant plus que nous apprécions aussi ‘camille’ (et…..c’est l’un de mes prénoms et bcp de mes amis me nomme ainsi)

    aussi je me plais à imaginer que ton projet ressortira sous une forme ou une autre 🙂

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  3. Ce doit être attristant de devoir laisser tomber des bonnes idées auxquelles on a travaillé. C’en était une, celle-ci, à lire le peu dévoilé.

    C’est un sujet difficile. Mais finalement comme tous les sujets. On ne peut juger que sur chaque cas. Toute généralité est encombrante.

    Sûr qu’Agnès Jaoui nous aurait rendu son personnage sympathique. Quant à Camille, je ne la connaît pas.

    Merci de cet aimable partage.

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    1. Certes, c’est frustrant et triste sur le moment, et puis on se lance sur un autre projet pour ne pas ressasser. Je me tiens toujours loin de l’amertume, très mauvaise conseillère. Et mon enthousiasme reprend le dessus. Merci !

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  4. Cet article est un joli cadeau
    pour lui-même (oui, l’eau à la bouche …)
    et aussi
    pour avoir suscité tout cet échange
    que j’ai apprécié parce que calme et
    bien que les sentiments et opinions soit présentes
    respectueux de la pensée de l’autre.
    Ce doit un peu être du … à la personnalité du lieu (sourire)²

    (Le paysage est souvent en accord avec l’hôte de passage)

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    1. Si c’est le cas, ça me comble. Car c’est avant tout ce que je recherche, provoquer l’échange de points de vues, de ressentis, de personnalités. On peut ne pas être d’accord, voire émettre une critique, tant que l’on reconnait en l’autre une opportunité d’entrevoir autrement.

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  5. C’est formidable, Francis. J’ai eu du plaisir à lire ce bout de scénario et à me l’imaginer. Tout est là pour faire une très belle scène de cinéma… avec ces deux femmes-là en plus, ça aurait déplacé de l’air. Bravo.

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  6. La lecture de cette scène est très intéressante. elle permet d’imaginer plein de choses, de jouer au directeur de casting par exemple. Pas pour les actrices mais pour l’acteur, je pensais à un contre-emploi, quelqu’un qui à une image de gentil, François Morel, par exemple. Avec cette scène, je commence à me faire un film et je vois plutôt une comédie grinçante et même brutale. Peut-être à cause des personnages de Prune et du mari qui sont très francs et qui négocient dur.
    je suis souvent déçu par les comédies françaises souvent sociales mais mollassonnes et consensuelles. Mais dans cette scène, je décèle la promesse d’une certaine âpreté. J’espère que tes projets aboutiront. Merci pour le partage.

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    1. Morel aurait été un bon choix je pense. J’avais pensé à l’époque à Denis Podalydes. Ce devait être en effet une comédie grinçante à certains moments et dramatique à d’autres, voire même poétiques sur certaines séquences. On ne sait jamais, rien n’est jamais définitif quant à ces projets. Merci Jérôme !

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  7. Brrr! Cela fait froid dans le dos !
    Je ne connais pas les prix de ce « marché »…Ce que je sais, c’est que mes enfants me coûtent plus 😀 Désolée pour cette mauvaise plaisanterie…C’est le signe que je suis mal à l’aise avec le sujet, ce qui est le signe aussi que le texte sonne juste et me touche énormément!
    Merci Francis

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  8. Merci Francis. D’abord pour les détails de présentation de ce métier artistique bien difficile. Ensuite, pour le contenu de ce qui aurait fait le film. Les actrices d’abord, ces deux femmes qui sortent des sentiers battus. Agnès Jaoui frappe tellement par la qualité de ce qu’elle fait, écrit et de ce qu’elle joue. Camille, cette chanteuse totalement à part, m’a fascinée dès qu’elle est apparue. C’est une pépite, cette fille. Le film aurait pu être fantastique. Enfin, cet extrait de scénario est très intéressant. Moi, je n’ai jamais lu de scénario avant cela et je trouve ça enrichissant. Le sujet est totalement passionnant. Je me souviens d’un film allemand (dont j’ai oublié le titre), qui m’avait scotchée et qui traitait aussi de ce sujet brûlant éthiquement, philosophiquement et humainement parlant. Bref, un grand merci.

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  9. Je te découvre et c’est un double plaisir, en premier lieu ton blog très sympa et là, tes activités professionnelles😃.
    Ton scénario est dur et en y réfléchissant, il y a peut-être autour de nous, des BB issus d’un commerce douteux car avoir un enfant est tellement enrichissant et le partage est fort! Mais franchir ce pas??? Et encore plus incroyable de payer plus cher un garçon! On n’a finalement pas tellement évolué. Merci pour ton partage et je vais gratter pour en savoir plus sur tes films…😉…belle journée .

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  10. Merci, Francis, j’apprécie beaucoup que tu partages des bouts de ton travail. Quand tu dis que les droits ont été acheté, est-ce que ça veut dire que tu ne peux plus agir sur tes créations, d’une façon ou d’une autre (par exemple si tu voulais en faire un roman ou une pièce de théâtre ? Y a-t-il un temps limite ? Et, les mentalités évoluant au fil du temps, ce film ne pourra-t-il pas se faire un de ces jours ? Ce doit être douloureux de perdre un projet comme ça.
    Je veux quand même rappeler, si je peux me permettre, que tu as réalisé un film, Bienvenue chez les Rozes, que j’ai visionné par deux fois et que je conseille de voir. En plus il est plein de bons acteurs. Et pour ceux qui peuvent le voir en dvd, on peut te voir à la tâche dans le making off… cerise sur le gâteau.
    Pour l’extrait ci-dessus, la réplique de Hugo : « Bon, disons dix mille, plus cinq mille si c’est un garçon. Je préférerais un garçon. D’accord ? » Je la trouve horrible mais très forte…

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    1. Merci Evelyne, tu ferais un excellent agent artistique ! En général, les droits se négocient sur cinq ou dix ans, et portent souvent sur tous les supports de diffusion et genres (théâtre, téléfilm, roman etc…). Cependant, tout dépend des rapports que tu entretiens avec le ou les producteurs. En l’occurrence, je sais qu’ils ne s’opposeraient jamais à ce qu’il voit le jour d’une manière ou d’une autre, même sans eux.

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  11. Sujet au centre des « choses de la vie » sur lesquels on marche où on s’arrête selon ue l’on est dans ouù en dehors de ce qui n’arrive pas qu’aux autres. Poignant, au point de penser que tout en intéressant l’opinion, la décision n’appartient qu’à ceux qui sont concernés.

    Merci Francis, voilà une activité ignorée qui méritait d’être révélée.

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