Rien ne sert de courir, il faut faire le point

Je cours peu, je n’ai jamais beaucoup couru, et jamais par plaisir. Je n’ai même plus de baskets depuis longtemps et les tenues adaptées à cette activité ne m’inclinent pas à pratiquer.

Cependant, je contemple ceux et celles qui s’époumonent et gambadent avec beaucoup d’intérêt. Je ne m’en lasse pas. Non pour me moquer ou ironiser assis sur un banc, cigarette aux lèvres. Simplement pour tenter d’imaginer leur vécu, d’extrapoler sur leur métier, leur vie privée, leur situation sociale, leur tempérament d’après leur manière de courir. Peu importe d’ailleurs que mes déductions soient justes, Ils sont une source d’inspiration et de stimulation inépuisable. Toujours est-il que la course à pied révèle ceux qui s’y adonnent. Concentré sur leur effort solitaire, ils en oublient l’environnement pour dévoiler l’essentiel, ce qui les anime.

C’est d’ailleurs l’un des conseils que je prodigue à des élèves comédiens pour aborder un rôle. Trouver la démarche physique du personnage lorsqu’il court, suer soi même pour se mettre dans la peau de l’autre.

Mon poste d’observation favori est le parc des Buttes Chaumont. Ça galope sans cesse dans cet enclot verdoyant et vallonné, par flots discontinus, par grappe ou esseulé, dans les deux sens, en un défilé permanent, de l’ouverture à la fermeture. Tout âge et tous profils s’y côtoient, s’y croisent, s’y doublent ou s’y suivent, par tous temps.

Il y a cette jeune femme qui sautille dans son body bariolé, qui transforme le bitume en trampoline, avec pour seul souci de semer quelques grammes à chaque pas. Serait elle célibataire, amoureuse depuis peu, ou sur le point de l’être ? Je la baptise Cécile et décrète qu’elle travaille dans le marketing, juste avant qu’elle ne se volatilise au détour d’une allée. Paul, non, disons Thierry, lui, écrase le sol comme un reproche. Manifestement, il lui en veut de résister, de freiner sa progression. Tout en détermination, regard farouche fixé sur son but, le cerveau gorgé d’hormones. A quarante ans, il n’a plus de temps à perdre. Il n’en a jamais eu d’ailleurs. A priori responsable de quelque chose dans une grande entreprise et père divorcé. A moins qu’il n’ait une souffrance à surmonter, comme un poids qui tétanise ses épaules, la perte d’un enfant ou la sclérose en plaques de sa femme ?

Il y a aussi le dégingandé, bras ballants, qui avance sans grande conviction par réflexe ou habitude, accélère brusquement pour ralentir peu après, la rigoureuse contrôlant ses mouvements, dépensant son énergie à l’économie comme elle gère son budget, son couple et ses élèves, poings serrés, bras recroquevillés sur sa poitrine, le masochiste, dont les grimaces, le souffle rauque et l’air épuisé, expriment avec éloquence à quel point il hait cet effort hebdomadaire, et tant d’autres…

Lequel d’entre eux pourrait être un meurtrier, récidiviste ou en puissance, lequel un héros anonyme ? Y a-t-il un génie de la physique quantique qui parcourt ces allées, son esprit oxygéné dénouant la théorie des cordes ?

Cécile tombera-t-elle amoureuse du tueur en série qui s’apprête à la rejoindre dans une dernière enjambée souple et alerte ? Qui pourrait la sauver ? Thierry ? Le dégingandé ? La rigoureuse ? Moi ?

Moi non, je ne cours pas. Je suis hors jeu, par principe. Le scénariste est toujours hors jeu. Mais je viendrai les retrouver demain, si toutefois ce n’est pas déjà trop tard.

(extrait musical de la vidéo : Fiona Apple, « Fast as you can »)

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Publié par

Francis Palluau

Scénariste, auteur, réalisateur, professeur, consultant touriste sédentaire.

13 réflexions au sujet de “Rien ne sert de courir, il faut faire le point”

  1. J’adore voir comment tu sors des personnages de la matière qui se présente à toi. J’ai du mal à faire ça, ce pourrait être un bon exercice.
    Le parc des Buttes Chaumont, j’y suis allée une fois retrouver des amis, charmant après-midi.
    « lui, écrase le sol comme un reproche », image précise.

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  2. C’est entrainant cette course derrière les joggeurs, Cécile, Thierry et le tueur en série, l’homme en souci, le jeune à gueule de bois, le retraité en pleine forme et même la dame en rouge à lèvres et vernis assortis, voilà, on est parti avec vous…

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