Troisième épisode des aventures tout à fait ordinaires d’un homme tout à fait banal.
Sizif monte bien sur, il commence même souvent par monter. Et pas seulement les escaliers puisque son métier, sa vocation, consiste par essence à pousser son rocher jusqu’au sommet du matin au soir. Mais s’il monte, la corolaire inéluctable est qu’il descend aussi. Or, on a tendance à l’oublier. Et pourtant, tout son bonheur réside dans cette descente. L’ascension laborieuse et répétitive qui précède n’a pour récompense que l’ivresse éphémère qui en découle : Voir son rocher rouler et se laisser lui aussi entrainer par la pesanteur jusqu’en bas.
Ce principe même lui permet de surmonter sa fatigue et ses doutes, voire ses crampes et ses douleurs, en soupirant sans trop se plaindre. La même chose se produit quand il emprunte un escalier. Encore que. Dans ce cas précis, sa montée est l’occasion de variantes subtiles dont il prend également plaisir. Monter les marches deux par deux, une par une, lentement, en les comptant, en sautillant, en posant toujours le pied droit sur la prochaine marche…
Oui, parfois, Sizif s’avère assez vif.
En revanche, ce qu’il supporte moins, c’est de croiser ses voisins dans la cage d’escalier. Enfin, surtout la veuve et prof d’université du dessus et le célibataire agent d’assurance sur son palier. Soucieuse de paraître profonde et intelligente, selon la coutume française, cette altière quinquagénaire en chignon et à fox terrier à poil dur, se refuse au moindre enthousiasme, se méfie de sa propre joie et se moque de toute admiration. Pour elle, tout est sujet au doute, à la suspicion, tout est objet de critiques. Associations humanitaires, bénévolat, découvertes scientifiques, progrès, démocratie, tout n’est qu’illusion, mensonges et conspirations. Jusqu’à la météo du jour, évidemment dictée par les lobbys de la finance mondiale. Quant au jeune aux épaules croulantes, au regard chauve qui occupe l’appartement contigüe au sien, le pire est toujours ce que l’on peut rêver de mieux selon lui. Par crainte d’être déçu, d’être dupe, il préfère ne voir que le sombre et l’incurable, aiguiser sa lucidité sur la meule du désespoir, broyer du noir comme d’autres mordent la vie à pleines dents. Il se nourrit d’OGM et de pesticides, se désaltère de sulfites et de sucres, se shoote à la courbe du chômage, à la dernière guerre en vogue, s’enivre à la vue des malheurs du monde devant son écran plat à vingt heures, se masturbe au lever du soleil en songeant à l’apocalypse qui ne devrait plus guère tarder.
Oui, il arrive que les cheveux de Sizif se hérissent.
Heureusement, il y a aussi sa voisine du dessous, dont le voix d’oiseau virevolte entre les lames de son parquet lorsqu’elle chante, dont la cambrure insolente, le jean savamment lacéré ou la robe audacieuse, emplissent d’allégresse son appendice caudal dès qu’il l’entrevoit dévaler les marches.
Sizif, lui, ne pèche ni par overdose d’optimisme ni par un pessimisme bon teint. Il ne voit pas le verre à moitié plein ou à moitié vide. Il voit simplement un verre que l’on remplit plus ou moins et qu’il déguste par gorgées, avec d’autant plus de gratitude lorsque la source du liquide provient d’un château millésimé.
Avant de décrocher son fameux poste, Sizif a suivi dans sa jeunesse une formation de déménageur. Il en a retenu un précepte fondamental : redescendre les marches à vide sur le même rythme qu’on les a montés chargé, pour récupérer. Cela permet de tenir plus longtemps et peut s’appliquer à l’existence même. Ne pas se précipiter, ni pour monter, ni pour descendre et apprécier chaque marche, qu’elle soit facile à escalader ou pénible.
Non, la prochaine fois, je ne vous parlerai pas d’escalators, encore moins d’ascenseurs. Sizif évite la lévitation. Non pas qu’il soit claustrophobe mais cette élévation mécanique, pour laquelle il suffit d’appuyer sur un bouton, lui provoque le sentiment oppressant de la vacuité de ses efforts. Pourquoi s’acharner à hisser son rocher tous les jours ouvrables jusqu’au sommet si le moindre monte-charge peut l’en dispenser ? Il y perdrait son emploi et pire encore, sa raison d’être.
Il est ainsi, Sizif.
« Il faut imaginer Sisyphe Heureux » Albert Camus
« Il en faut peu pour être heureux » L’ours Baloo dans Le livre de La Jungle par Disney.
« Ça ne m’étonne pas, réponds sa voisine du dessus, de la part de cet égoïste abruti à la solde de la mondialisation «
Liens vers les deux premiers épisodes de Sizif :
Ben dis donc, la descente est rapide! est-ce que Sizif remonte au même rythme? Si oui c’est qu’il est en forme. Et la porte en bas, elle est fermée, le temps est marqué, je me demande si Sizif va la pousser ou, si après ce moment de réflexion silencieuse il va se retourner, reprendre sa fredaine et HOP! Remonter…
Mais j’vous laisse, faut qu’j’aille voter!
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Comme toute règle générale, elle comporte toute de même ses exceptions. Mais j’ai bien précisé « dans les escaliers », il garde le même rythme mais pas quand il gravit la montagne avec son rocher… Pour la porte, suspens. Ça lui arrive parfois, je crois, d’oublier sa liste de courses ou son porte monnaie chez lui… Allez, A VOTÉ ! Merci Marité !
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J’ai beaucoup aimé « le regard chauve » … ça me fait penser au vers de Prévert « ceux qui sont chauves à l’intérieur de la tête ».
Je ne savais pas que Sizif tombait en même temps que son rocher, ça doit être dangereux.
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C’est vrai, je n’y avais pas pensé. Peut être une réminiscence. Non, Sizif ne tombe pas avec lui, il le laisse rouler et court après… Comme un enfant et son ballon, qui peut recommencer le même jeu sans se lasser. Sizif est un grand enfant, je crois.
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En tout cas, il a de la persévérance 🙂
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« au regard chauve », je reste encore assez indécise quant à la signification de cette expression 😉
un peu manichéens, les voisins de Sizif, non ?
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Un crane chauve est un crane qui a perdu ses cheveux, comme son regard a perdu sa faculté de voir et de s’émerveiller. C’est une litote. Quant aux voisins, certes, disons qu’ils sont des archétypes, comme dans un conte (c’est un peu la forme que prend ses aventures). Ils représentent deux attitudes fréquentes, assez typiquement françaises.
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C’est vilain de lancer des cailloux dans les escaliers. Enfin, si c’est pour la bonne cause (celle-ci étant d’écrire une belle histoire), Sizif est tout pardonné.
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Les petits cailloux permettent parfois de retrouver le chemin de sa maison…
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Sizifette convaincue, je clique et clique tant que je peux…jusqu’au jour heureux…comme Sizife…
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Sizif poussera donc son rocher avec d’autant plus d’énergie aujourd’hui, le sourire aux lèvres, après vos encouragements chaleureux !
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Belle métaphore!
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Merci Emilie.
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Oh Monsieur prend des attitudes théâtrales… je le croyais discret 😉
Quelques petits paradoxes pour le sel de la vie ?
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Discret mais un brin vaniteux comme le sont la plupart des hommes, hélas. Sizif a beau avoir un poste mythique, il n’en reste pas moins un homme avec ses défauts, ses faiblesses… et ses paradoxes, en effet.
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Il a raison Sizif de ne pas se précipiter… plus on se hâte et moins on avance 😉 sans compter le risque de trébucher dans les escaliers…! Et si chaque marche était un instant de sa vie il saurait comment faire pour les savourer ! Bravo Sizif !
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Parfait résumé de son attitude ! Et face aux bravos, il s’incline en cabotin…
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Je me lasse pas de lire les péripeties de ce cher Sizif : cet épisode m’a beaucoup plu ! Vivement la suite 🙂
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Merci de vos encouragements à monter toujours plus haut… J’apprécie vraiment beaucoup votre blog également !
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Le plus dangereux dans les escaliers, ce n’est pas de les monter ou de les descendre mais d’y croiser ses voisins. Pauvre Sizif, je compatis.
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Pas tous non plus, heureusement… Merci de suivre ses aventures, Jérôme.
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Oh… ah… hi… j’ai souri, et re-souri… ô comme j’aime qu’à Sizif, il suffise de voir et boire… quand vous le croiserez qui chante dans l’escalier, dites-lui, je vous en prie, que tout comme lui, je préfère la dégustation à la prise de mesures. Merci d’avance.
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Il en sera comblé, Caroline. Et plus encore si vous passiez chanter dans son escalier, là, il risquerait même de rater une marche sous le coup de l’émotion. Merci pour ce commentaire chaleureux.
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Je vote pour lui au Golden blog awards, pour sûr et garanti sur facture, et m’en vais illico cliquer sur le truc dès que j’aurai descendu, avec Sizif, la volée d’escaliers que j’ai péniblement montée sans me rincer l’œil ni craindre l’hypocondriaque, pf… je me demande qui a inventé les escaliers !
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Anne, vous allez lui faire enfler les chevilles et pour son travail, ce n’est pas bon du tout. Il montera moins vite.
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De Sizyphe à Sizif, il faut bien vivre avec son temps. Du temps du premier, il y avait les dieux, pour le second il y a les sizifettes. Je ne sais pas des dieux ou des sizifettes quels sont les plus pénibles.
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Aucune hésitation pour Sizif comme pour son biographe : Les sizifettes sont des déesses.
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Je constate que si Sizif monte l’escalier au même rythme qu’il le descend, son rendement doit être excellent. Je constate aussi qu’il aime les tapis rouges pour monter les marches, Sizif est une star, d’ailleurs son nom est écrit en gros sur les murs, mais nous n’en doutions pas, nous les sizifettes. Sizif chantonne-t-il aussi lorsqu’il monte l’escalier ? Amateur de bons vins, d’ivresse, de bonnes dents, de lacets multicolores, Sizif a tout d’un épicurien.
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Non, Sizif n’est pas une star, c’est un mythe voyons ! Il chantonne en montant aussi, mais uniquement quand il a les mains vides, sinon il s’essouffle. Épicurien, sans aucun doute.
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Mais qui fait le mythe à Sizif, sinon les sizifettes ? D’ailleurs, un jour nous irons camper sous la petite fenêtre rouge de Sizif et nous l’acclamerons comme il se doit. Ah, c’est pénible un fan club.
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Je parlais du mythe de Sizyphe dont il endosse le rôle à son modeste niveau… Mais les Sizifettes l’encourage à poursuivre ! Maintenant, sous sa fenêtre, il en deviendrait aussi rouge que les escaliers qui mènent à son domicile.
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Sizif est au sommet.
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Merci pour lui Henriette, l’ascension en valait donc la peine !
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