Lente urgence

Opinel à champignonsVingt trois heures quinze. Encore quarante cinq minutes et ça fera une journée de merde de plus… Puis, quelques heures plus tard, une nuit blanche de plus à cocher sur le chambranle de la fenêtre de sa chambre. De celle-ci, Ronny scrute un point précis de la façade de l’hôpital d’Evry, situé juste en face. Soulevant d’un doigt le voilage jauni par la nicotine de ses brunes sans filtre, Ronny lorgne l’objet de sa hantise, la cause de ses insomnies… Un mot sur une enseigne lumineuse. Un seul mot qui brille dans les ténèbres. Ce putain de mot qui impressionne ses rétines à tel point qu’il peut toujours le lire quand il clôt ses paupières…       URGENCES.

Vingt trois heures vingt cinq. Seulement… Le temps ne se presse pas, lui. Chaque minute baille, chaque seconde lui fait un doigt d’honneur. Encore plus d’une demie-heure avant minuit et combien de clopes avant l’aube ? Ronny extirpe machinalement son Opinel de sa poche, ce canif ridicule que lui a transmis son oncle avant de mourir. Il flatte la petite brosse à l’extrémité du manche qui sert à nettoyer les champignons, caresse du pouce la lame courte et courbe pour couper les pieds au ras du sol. Il esquisse une grimace de frustration. C’est vrai qu’il n’en a plus besoin, puisqu’il ne va plus jamais en forêt chercher des cèpes ou des girolles, puisqu’il n’y a surtout plus de place pour une nouvelle encoche sur le chambranle, entaillé six cent cinquante huit fois… Un chiffre qui représente autant de nuits à lorgner l’enseigne lumineuse. Six cent cinquante huit encoches tailladées d’un geste rageur. Ronny remet l’Opinel dans sa poche sans détourner son regard haineux des huit lettres étincelantes…       URGENCES.

Vingt trois heures quarante. Presque deux ans que Ronny ne ferme plus l’œil. Depuis que Babeth a voulu se rapprocher de son lieu de travail… Au bout d’un mois, Ronny lui fit part de ses problèmes d’insomnie du à cette maudite enseigne. Il lui suggéra, souligné de son sourire à la Georges Clooney dans sa série culte, ce sourire qui l’avait séduite au début, de déménager une rue plus loin, une seule… Déjà beau qu’elle ne le quitte pas, sussura-t-elle. Qu’il se regarde un peu, son espèce de bassiste des bas-fond… Incapable de trouver un travail à sa convenance. D’ailleurs c’est quoi, sa convenance ? Se la jouer Lou Reed ? Massacrer « Walk on the wild side » quand leurs amis viennent dîner ? Crisper le monde, voilà sa convenance. Alors ils resteront ici tant que ça lui convient, à elle. Ronny s’était persuadé qu’il s’habituerait… Et bien non. Pour lui, il y a de plus en plus… URGENCE.

Vingt trois heures cinquante. Qu’y a-t-il de plus urgent que de dormir quand l’épuisement vous terrasse ? Quand la lassitude broie vos lombaires ? Quand l’angoisse vous malaxe le thorax ? Quand les années défilent sans rien de neuf à l’horizon, avec en prime le talent qui se gâche sournoisement à force de courir le cachet ? Quand l’urgence vous essore du moindre espoir de s’en sortir ? Ronny se coiffe d’un bob grisâtre, enfile sa veste en cuir râpé, lace ses pompes. Take a walk on the wild side, babe ! Assez enduré, assez perdu de temps. Il claque la porte, dévale l’escalier de l’immeuble et traverse la rue à grands pas, aspire l’air à pleins poumons. Comment dormir avec ce mot luisant comme les écailles d’un cobra… URGENCES.

Vingt trois heures cinquante huit. Service des urgences. Une poignée de détraqués réclame des soins prioritaires à l’infirmière. L’un s’est coincé son pénis en érection dans un tuyau d’aspirateur, qu’il cache sous un loden. Quant aux autres… Ils exhibent le même désarroi avec les moyens du bord. Imperturbable, l’infirmière les informe : Seules les questions de vie ou de mort sont à l’ordre du jour… Grève oblige ! Les accidentés de la route par exemple, pas les problèmes de tuyauteries intimes… L’aspirateur n’a qu’à se plaindre auprès du ministère compétent. Il y a urgence et… URGENCES.

Clooney, urgencesMinuit pile. Ça s’accélère soudain. Tout va se passer très vite. Ronny pénètre dans le service. Il va droit vers Babeth. Sourire à la Clooney sur les lèvres, il dégaine son Opinel et lui entaille sa blouse d’infirmière à hauteur du nombril. Une dernière encoche pour sa moitié. De la part de Georges. Trente centimètres, à la louche. Impressionnés, la poignée de détraqués ne se sent plus du tout prioritaire. Qu’y a-t-il de plus urgent que moi ?! Répète Ronny sur tous les tons, en mimant à chaque fois un rif de guitare. Dehors, il ferme les yeux et s’étire en baillant. Il va pouvoir dormir du sommeil du juste. Après, il composera un morceau, un beau slow d’été qui fera danser les foules. Il a déjà le début de la mélodie, deux mesures de basse. Écoute ça, Lou. Ses mains jouent les percussions sur ses cuisses en s’élançant vers le trottoir opposé, lorsqu’une ambulance le percute de plein fouet… A cet instant précis, une coupure de courant du au débrayage d’une certaine catégorie de personnel de l’E.D.F provoque l’extinction de l’enseigne lumineuse… Plus d’URGENCES.

Onze Heures quarante cinq, le lendemain matin. France info annonce que la coordination des infirmières, les syndicats, le gouvernement et l’opposition… Bref, tous ceux qui se situent pour l’union des extrêmes au milieu, sont tombés d’accord sur la manière de régler le conflit. Il y a une certaine… URGENCE.

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Si l’humour noir vous plait, voici les liens vers trois autres nouvelles de ce genre. Je viens d’apprendre avec autant de surprise que d’émotion que la première, publiée dans une revue littéraire il y a des années, était actuellement étudiée en cours de français dans la plus grande université portugaise, Coimbra, qui se trouve être également l’une des plus anciennes d’Europe

Un voisin trop familier

Fatalitas 2

Dame souris, trotte…

Publié par

Francis Palluau

Scénariste, auteur, réalisateur, professeur, consultant touriste sédentaire.

29 réflexions au sujet de “Lente urgence”

  1. La galère de l’artiste face à la vie de la professionnelle qui assure … les urgences et le reste
    terrible peinture dont le grain colle au réel.
    [Encore !]
    Au passage, j’aime bien
    « Chaque minute baille, chaque seconde lui fait un doigt d’honneur. « 

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  2. J’ai souri en lisant que Ronny avait non seulement « lassé » Babeth, mais ses pompes aussi…
    Non mais sans blague – pas que je veuille passer ma vie à faire la leçon, de français ou autre – mais ça coûte si cher que ça chez vous les déménagements?
    Et pour l’aspirateur, ‘vy et toi, vous avez pensé au Viagra? Les Yankees, dans leurs publicités, avertissent que quand l’érection dépasse quatre heures, vaut mieux consulter un professionnel de la santé. Peut-être que ça faisait seulement trois heures… Viagra et aspirateur, beau couple…fallait y penser. Well, well. De toute évidence, celui-là était un mec brillant. Lui et Ronny auraient pu être bons copains…

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    1. Sais tu également, Caroline, qu’il arrive aux urgences des hommes accouplés à des femmes et dans l’impossibilité de se retirer (sans entrer dans les détails…) ? C’est rare mais réel, et sans viagra… Pour lacer ses chaussures, en effet, je devais être dans l’état d’esprit du personnage, c’est corrigé, merci.

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  3. Ça m’a fait repenser à mes 2 ans d’insomnies, bourrés de somnifères totalement inefficaces pendant que les minutes défilaient sur mon réveil, aboutissant à un clash entre moi et mes supérieurs, mais heureusement seule la virulence verbale s’est exprimée à cette époque, puis un claquage de porte juste avant de partir en vacances et… je n’y ai plus remis les pieds ! 🙂

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  4. A force de ne pas dormir, il confond le rêve et la réalité et il fait ce qu’il rêve de faire. Et ça devient un cauchemar…J’imagine bien le supplice que doit être l’insomnie maintenant.

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  5. Oh que oui, ça me plait l’humour noir de monsieur Palluau. Moi, je les veux en bouquin tes nouvelles. Et je suis certaine que ça marcherait. Pas possible qu’elles ne soient pas prises par un éditeur. C’est bien écrit, bien composé, y a du suspens, de l’humour, ça coule tout seul et ça réjouit (faut-il que je sois cruelle pour me réjouir du sexe coincé dans le tuyau de l’aspirateur, du sourire à l’opinel, de l’ambulance percutante ?). Y a pas que les universitaires portugais qui sont capables de savourer tes écrits.
    A quand un polar, Francis ?
    — Ch’tite question qui m’intrigue : c’est possible un pénis qui reste coincé dans un tuyau d’aspirateur ? J’aurais pensé qu’il suffisait d’attendre que ça débande… maintenant c’est peut-être du vécu…

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        1. Bon, une anecdote véridique (du moins certifiée telle par l’infirmière en question). Une nuit, l’interne de garde voit arriver un type mort de honte et d’angoisse. Il s’était introduit une boule souvenir de la tour Eiffel (avec la fausse neige qui tombe quand on la secoue) dans l’orifice le plus délicat qui soit et n’arrivait plus à l’en sortir. Il affirmait qu’il était tombé dessus par mégarde en glissant dans ses toilettes.

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